mercredi 24 septembre 2014

Sortir d’un rapport infantile à l’autorité : (1) la peur de la liberté

Certaines réactions au retour annoncé de Nicolas Sarkozy témoignent de la persistance du goût très français pour l’homme providentiel. D’où vient ce penchant étonnant, que l’on peut constater sur la scène politique mais aussi parfois dans le monde de l’entreprise ? Et où trouver aujourd’hui les germes de comportements professionnels et citoyens plus adultes ?


Pétain, De Gaulle hier, les récents Présidents de la V e République plus modestement aujourd’hui: on pourrait énumérer la longue liste des responsables de tous bords que le peuple français a porté aux nues, puis plus ou moins brutalement, rapidement et définitivement fait tomber de leur piédestal.

Malgré 1789, 1848, 1870 et, à une autre échelle, 1968, les figures d’autorité sont toujours aussi ardemment désirées, au pays de Louis XIV et de Napoléon. Ce contraste soumission - rébellion évoque un comportement passif-agressif à l’échelle d’un peuple, une ambivalence adolescente à l’égard de l’autorité, qu’il s’agisse du sommet de l’Etat ou de la figure du chef d’entreprise.

Plus d’un siècle après la loi de 1905 sur la séparation de l’Eglise et de l’Etat, les Sauveurs, certes désormais laïcs, sont toujours fortement recherchés et se poser comme tel peut encore constituer, à court terme au moins, une promesse de succès électoral. On ne se débarrasse pas aussi facilement de la représentation du Père…

Veut-on vraiment, en France en 2014, d’un président ou d’un patron « normal »? Ne leur attribue t-on pas inconsciemment des pouvoirs quasi divins jusqu’au moment où, humains, trop humains, ils nous déçoivent inévitablement et deviennent l’objet de notre exécration ? Et comment sortir par le haut de tels scénarios ?

Pour commencer, quels sont les ressorts qui sous-tendent cette quête de l’homme providentiel ?


1. Notre peur de la liberté

Ce premier point concerne a priori toute l’humanité et n’est pas spécifiquement français.

Dans la parabole du Grand Inquisiteur (Les Frères Karamazov), Dostoïevski affirme que seuls les plus forts sont capables d’affronter la liberté, et que le commun des mortels ne veut pas d’un « don si terrible » : « Il n’y a pas pour l’homme, demeuré libre, de souci plus constant, plus cuisant que de chercher un être devant qui s’incliner».  Diable.

Le psychothérapeute Irvin Yalom soutient, lui aussi, que la peur de la liberté est l’une des quatre peurs existentielles fondamentales de tout être humain (avec celles de la mort, de la solitude et de l’absence de sens), et que se soumettre ou se résigner, nier sa responsabilité et abdiquer son libre-arbitre sont des stratégies visant à se débarrasser de cette peur… mais vouées à l’échec car nous sommes « condamnés à être libres » (Sartre).

La tentation d’abdiquer sa liberté au profit d’un homme providentiel est d’autant plus forte que la situation est perçue comme dangereuse et l’angoisse intense, comme lors du vote des pleins pouvoirs au maréchal Pétain le 10 juillet 1940, à une écrasante majorité de l’assemblée nationale. 

La « volonté d’impuissance » et le refus de la responsabilité individuelle peuvent au quotidien prendre des formes moins dramatiques et plus triviales qu’un transfert positif massif sur une figure d’autorité, paternelle ou maternelle. Ainsi de nos jours, la vogue durable de l’astrologie témoigne du souhait de beaucoup de gens de « savoir ce qui va leur arriver » comme si c’était le destin, et non leur libre arbitre, qui était aux commandes. Consulter une voyante ou un horoscope est moins exigeant et moins engageant qu’entreprendre une thérapie ou même un coaching.

Dans le monde de l’entreprise, le comportement d’opposition quasi-systématique de certains syndicats français (ou leur refus de donner leur avis) est aussi pour eux une manière d’éviter la responsabilité de la prise de décision et de sa mise en oeuvre: surtout pas de cogestion chez nous!

A titre individuel, agir de manière autonome, prendre une décision, c'est s'exposer à ce qu'elle s'avère mauvaise et à ce que sa carrière en pâtisse. Là aussi, mieux vaut laisser son chef décider!

Se poser en victime impuissante en quête d’un sauveur (ou en victime d’un patron persécuteur, ce qui revient finalement au même) est ainsi la meilleure manière de nier sa responsabilité, individuelle ou collective, et d'en éviter les angoisses.

Mais le « triangle dramatique » de Karpman nous enseigne que tôt ou tard, invariablement, un coup de théâtre surviendra dans une telle relation : la victime ou l’esclave se transformera en bourreau, dont le sauveur (ou le bourreau) deviendra la victime.

On peut aider au changement un adulte libre qui en fait la demande, dans le cadre d'une coopération, et non sauver une personne qui est purement dans la plainte.

(à suivre…)

(dessin Jean Effel, © Le Canard Enchaîné)