vendredi 14 décembre 2012

Manager avec exigence ET bienveillance : dépasser un faux dilemme


« On n’est pas chez les bisounours » est une réaction que j’entends très souvent dès que j’ose plaider pour plus de bienveillance dans les relations professionnelles au sein de l’entreprise. Or, bienveillance et exigence ne s’excluent pas mutuellement, bien au contraire.

La bienveillance a mauvaise presse en entreprise.  

D’abord, on la confond en général avec la gentillesse, curieusement plus à la mode, elle, comme en témoigne la « journée de la gentillesse au travail » récemment décrétée par Psychologie Magazine (1). Or à mon sens, c’est assez différent.

Etre gentil, c’est vouloir faire plaisir à l’autre, répondre à ses attentes.

Etre bienveillant, même si l’étymologie du mot (« vouloir le bien ») nous rapproche de la gentillesse, consiste avant tout selon moi à faire l’effort de garder quelles que soient les circonstances un regard positif, un préjugé favorable sur l’autre. Par exemple, plutôt que de voir le mal ou la méchanceté dans une erreur ou un comportement qui nous déplait chez un collègue ou un collaborateur, c’est faire l’effort d’y voir l’ignorance (c’est-à dire l’absence réversible d’un savoir ou d’une compétence) ou la non-conscience de l’impact de ses actes. C’est freiner la « machine à juger » qui s’agite en chacun de nous, et voir aussi ce qui peut nous appartenir dans le sentiment déplaisant que nous ressentons, et dont l’autre n’est pas responsable.

Ensuite, la bienveillance est perçue comme antinomique de la recherche de la performance, notre veau d’or du XXIe siècle. Elle est souvent suspectée, dans les entreprises françaises, d’arrière-pensées manipulatoires et taxée de démagogie. A l’inverse, l’atteinte de la performance excusant tout et la fin justifiant les moyens, une culture d’entreprise de type « marche ou crève » est encore considérée par beaucoup comme un gage de sérieux, de compétence et d’efficacité. Pourtant, cette quête de la performance à tout prix ne marche qu’à court terme. Si elle peut se justifier ponctuellement en phase de crise aigüe, elle se traduit généralement à terme par des burnouts ou un turn-over élevé, doublé d’une mauvaise réputation quand il s’agira de recruter des talents...

Dur avec les problèmes, doux dans la relation
Exigence et bienveillance, loin d’être antinomiques, sont complémentaires et liés, un surcroît de bienveillance permettant même davantage d’exigence « saine ». Les deux doivent aller de pair. Tout est question de dosage et d’équilibre, et il s’agit d’éviter un double écueil.

La bienveillance sans exigence est de la complaisance, mais l’exigence sans bienveillance mène à la persécution et au harcèlement dans des cas extrêmes. De ce que j’observe, le risque me semble résider aujourd’hui davantage dans l’excès d’exigence (ou le déficit de bienveillance), propice à l’apparition de « managers kapos », caricature opposée de ces « managers bisounours » fantasmés.


Ni bisounours, ni kapos : une responsabilité qui incombe d’abord aux dirigeants

Alors, comment dépasser ce faux dilemme ?
L’entreprise, dont André Comte-Sponville a démontré qu’elle est amorale(2), ne favorisera la bienveillance que s’il est inscrit dans son ADN et dans sa culture que la bienveillance est un facteur de performance. A défaut, elle pourra même valoriser plus ou moins inconsciemment des cadres dénués de toute empathie mais en apparence très efficaces, traitant leurs semblables comme de simples facteurs de production et non comme des « sujets », au sens psychanalytique du terme. Or transformer une culture d’entreprise prend du temps, et l’impulsion ne peut venir que du sommet.

En effet, si la gouvernance d’entreprise n’encourage pas un management combinant exigence et bienveillance, on pourrait se dire que c’est à chaque individu qu’il revient de se donner ses propres règles et limites. Mais c’est là mission difficile et parfois impossible, d’abord et surtout parce que le système est toujours le plus fort. C’est beaucoup plus difficile d’être bienveillant avec votre équipe quand votre chef ne l’est pas avec vous…

De surcroît, trouver à titre individuel en tant que manager le bon équilibre entre exigence et bienveillance nécessite du recul et des valeurs, ainsi qu’une bonne sécurité intérieure, pour ne pas trop souvent se laisser submerger par la peur ou la colère. Alors, si en plus vous ne pouvez pas compter sur le soutien de votre hiérarchie…

Enfin, l’individu est de moins en moins à même de s’autolimiter (qu’il s’agisse de borner ses exigences ou de respecter des règles ou des valeurs), crise de l’autorité et individualisme aidant. Le surmoi est passé de mode pour 30 à 40% de la population selon une étude récente(3), dont les résultats sont un éloge explicite et inédit des vertus pour l’entreprise des 60% de collaborateurs encore capables d’éprouver des sentiments de culpabilité…

"Nous abordons le XXIe siècle avec des pouvoirs de démiurges et des instincts de primates"(4). Et, au sein des organisations, c’est bien aux dirigeants qu’il appartient en premier lieu de « poser un cadre » aux mammifères que nous sommes tous encore, et de donner l’exemple. Une responsabilité considérable.

(2)             André Comte-Sponville  « Le capitalisme est-il moral ? »
(4)             Citation de Thierry Gaudin (2100, récit du prochain siècle) relevée dans cet excellent article de Sophie Péters, sur un sujet connexe :
http://www.latribune.fr/blogs/mieux-dans-mon-job/20120525trib000700413/pourquoi-et-comment-le-management-favorise-la-manipulation.html

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