« On n’est pas chez les bisounours »
est une réaction que j’entends très souvent dès que j’ose plaider pour plus de
bienveillance dans les relations professionnelles au sein de l’entreprise. Or,
bienveillance et exigence ne s’excluent pas mutuellement, bien au contraire.
La bienveillance a mauvaise
presse en entreprise.
D’abord, on la confond en général
avec la gentillesse, curieusement plus à la mode, elle, comme en témoigne la
« journée de la gentillesse au travail » récemment décrétée par
Psychologie Magazine (1). Or à mon sens, c’est assez différent.
Etre gentil, c’est vouloir faire
plaisir à l’autre, répondre à ses attentes.
Etre bienveillant, même si
l’étymologie du mot (« vouloir le bien ») nous rapproche de la
gentillesse, consiste avant tout selon moi à faire l’effort de garder quelles
que soient les circonstances un regard positif, un préjugé favorable sur
l’autre. Par exemple, plutôt que de voir le mal ou la méchanceté dans une
erreur ou un comportement qui nous déplait chez un collègue ou un collaborateur,
c’est faire l’effort d’y voir l’ignorance (c’est-à dire l’absence réversible d’un
savoir ou d’une compétence) ou la non-conscience de l’impact de ses actes. C’est
freiner la « machine à juger » qui s’agite en chacun de nous, et voir
aussi ce qui peut nous appartenir dans le sentiment déplaisant que nous
ressentons, et dont l’autre n’est pas responsable.
Ensuite, la bienveillance est
perçue comme antinomique de la recherche de la performance, notre veau d’or du
XXIe siècle. Elle est souvent suspectée, dans les entreprises françaises,
d’arrière-pensées manipulatoires et taxée de démagogie. A l’inverse, l’atteinte
de la performance excusant tout et la fin justifiant les moyens, une culture
d’entreprise de type « marche ou crève » est encore considérée par beaucoup
comme un gage de sérieux, de compétence et d’efficacité. Pourtant, cette quête
de la performance à tout prix ne marche qu’à court terme. Si elle peut se
justifier ponctuellement en phase de crise aigüe, elle se traduit généralement à
terme par des burnouts ou un turn-over élevé, doublé d’une mauvaise réputation
quand il s’agira de recruter des talents...
Dur avec les problèmes, doux dans
la relation
Exigence et bienveillance, loin
d’être antinomiques, sont complémentaires et liés, un surcroît de bienveillance
permettant même davantage d’exigence « saine ». Les deux doivent
aller de pair. Tout est question de dosage et d’équilibre, et il s’agit
d’éviter un double écueil.
La bienveillance sans exigence
est de la complaisance, mais l’exigence sans bienveillance mène à la
persécution et au harcèlement dans des cas extrêmes. De ce que j’observe, le
risque me semble résider aujourd’hui davantage dans l’excès d’exigence (ou le
déficit de bienveillance), propice à l’apparition de « managers
kapos », caricature opposée de ces « managers bisounours »
fantasmés.
Ni bisounours, ni kapos :
une responsabilité qui incombe d’abord aux dirigeants
Alors, comment dépasser ce faux dilemme ?
L’entreprise, dont André Comte-Sponville
a démontré qu’elle est amorale(2), ne favorisera la bienveillance
que s’il est inscrit dans son ADN et dans sa culture que la bienveillance est
un facteur de performance. A défaut, elle pourra même valoriser plus ou moins
inconsciemment des cadres dénués de toute empathie mais en apparence très
efficaces, traitant leurs semblables comme de simples facteurs de production et
non comme des « sujets », au sens psychanalytique du terme. Or transformer
une culture d’entreprise prend du temps, et l’impulsion ne peut venir que du
sommet.
En effet, si la gouvernance d’entreprise
n’encourage pas un management combinant exigence et bienveillance, on pourrait
se dire que c’est à chaque individu qu’il revient de se donner ses propres
règles et limites. Mais c’est là mission difficile et parfois impossible, d’abord
et surtout parce que le système est toujours le plus fort. C’est beaucoup plus
difficile d’être bienveillant avec votre équipe quand votre chef ne l’est pas
avec vous…
De surcroît, trouver à titre
individuel en tant que manager le bon équilibre entre exigence et bienveillance
nécessite du recul et des valeurs, ainsi qu’une bonne sécurité intérieure, pour
ne pas trop souvent se laisser submerger par la peur ou la colère. Alors, si en
plus vous ne pouvez pas compter sur le soutien de votre hiérarchie…
Enfin, l’individu est de moins en
moins à même de s’autolimiter (qu’il s’agisse de borner ses exigences ou de
respecter des règles ou des valeurs), crise de l’autorité et individualisme
aidant. Le surmoi est passé de mode pour 30 à 40% de la population selon une
étude récente(3), dont les résultats sont un éloge explicite et inédit
des vertus pour l’entreprise des 60% de collaborateurs encore capables
d’éprouver des sentiments de culpabilité…
"Nous abordons le XXIe
siècle avec des pouvoirs de démiurges et des instincts de primates"(4).
Et, au sein des organisations, c’est bien aux dirigeants qu’il appartient en premier
lieu de « poser un cadre » aux mammifères que nous sommes tous
encore, et de donner l’exemple. Une responsabilité considérable.
(2)
André
Comte-Sponville « Le capitalisme
est-il moral ? »
(4)
Citation
de Thierry Gaudin (2100, récit du prochain siècle) relevée dans cet excellent article de Sophie Péters, sur un sujet
connexe :
http://www.latribune.fr/blogs/mieux-dans-mon-job/20120525trib000700413/pourquoi-et-comment-le-management-favorise-la-manipulation.html
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire