Alors que la France est moquée à l’étranger depuis de nombreuses années pour sa loi sur les 35 heures, beaucoup de mes clients dirigeants ou cadres supérieurs approchent ou atteignent les 70 heures de travail par semaine. Comme s’ils ne vivaient pas dans le même pays…
Nous sommes dans le sud de l’Allemagne il y a une quinzaine d’années. La salle de réunion où se déroule notre négociation avec ce célèbre groupe industriel allemand est au dernier étage, d’où nous avons une vue panoramique sur le parking du site, qui emploie plus de 2 000 collaborateurs.
La négociation est un peu compliquée et s’éternise. Alors que nous faisons une pause dans l’après-midi, je jette un coup d’œil par la fenêtre et ce que j’observe me saisit : il n’y a quasiment plus une seule voiture sur le parking. Il est environ 16 h 30 et nous ne sommes même pas vendredi.
Cette anecdote vécue m’a fait ressentir bien plus que tous les discours cette différence fondamentale de rapport au temps de travail entre Français et Allemands : en Allemagne, ce ne sont pas seulement les ouvriers, employés, agents de maîtrise et cadres médians qui respectent une durée légale de travail, mais TOUTE l’entreprise, cadres supérieurs et dirigeants inclus, sauf circonstances exceptionnelles comme ici, une négociation liée à un gros appel d’offres.
Clivage et oligarchie : de quoi le "présentéisme" et le "forfait jours" sont-ils le nom ?
Beaucoup a déjà été écrit sur le "présentéisme", cette croyance française qui veut que plus un collaborateur reste tard, plus il montre sa motivation là où dans d’autres pays, un cadre qui part régulièrement très tard sans raison particulière sera perçu comme mal organisé, inefficace ou insuffisamment compétent pour son poste.
Plutôt que de voir le présentéisme comme la cause d'un problème, il est intéressant de le voir aussi comme une conséquence, un mécanisme qui sert à maintenir ou à renforcer un clivage, avec d’un côté une caste non soumise à la loi commune, les fameux "cadres au forfait", et de l’autre le bas peuple.
Un clivage qui distingue une oligarchie et maintient en 2014 une forme de lutte des classes – lutte qui interdit par définition le fameux dialogue social que nous aimons tant, pourtant, envier aux Allemands. On pourra aussi y voir une explication de plus à la défiance française envers ses élites. Et qu’une loi renforçant cette oligarchie pyramidale (les 35 heures) ait été votée par la gauche ne manque pas de sel et illustre bien toute la complexité du problème.
Manager intermédiaire : mission impossible
En attendant, ce clivage se retrouve au sein des entreprises, et une souffrance particulière guette ceux qui se trouvent à la charnière des deux mondes. Tiraillés entre leurs responsables hiérarchiques qui travaillent 70 heures par semaine et veulent toujours tout, tout de suite, et leurs propres équipes qui sont aux 35 heures, n’ont pas vraiment le même rapport au travail (ni souvent la même ancienneté) et n’obéissent pas aux mêmes règles, leur santé et leur équilibre de vie sont mis à rude épreuve. Jonglant avec les paradoxes et les injonctions contradictoires, ils sont les vrais perdants du système.
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