Ce sont pourtant deux ingénieurs
qui vous parlent : l’être humain est essentiellement mû par l’irrationnel.
Et si les directions d’entreprises commençaient à en tenir vraiment compte ?
(Article co-écrit avec Pierre Barny de Romanet)
Beaucoup des enjeux que les dirigeants
rencontrent sont des enjeux humains. Or, un être humain ne rentrera jamais dans
un tableau Excel.
C’est très heureux car c'est un sujet libre
et non un objet, dit le philosophe. Contrairement à un tube en acier, à un
immeuble en béton ou même à un système complexe comme une automobile, son
comportement n’est pas entièrement déterminé par les lois de la physique et a
la fâcheuse habitude de ne pas pouvoir se mettre en équations, quelle que soit
la puissance du calculateur.
C’est bien malheureux pense en lui-même le dirigeant, à qui l’on demande
des comptes passés à la moulinette des indicateurs, des «KPIs», des
«milestones» et autres approches chiffrées, issues de programmes sophistiqués.
Ah, quel casse-tête… casse-tête de
l’organisation, de l’adaptation des ressources aux challenges, de devoir donner
une vision claire au cœur d’un environnement aussi lisible qu’une soupe de pois
cassés. Et l’humain dans tout cela, avec ses éléments imprévisibles, ses
cadeaux et ses chausse-trappes, aussi… quel problème.
Problèmes ou dilemmes ?
« Problème, vous avez dit, problème… Mais
alors, voilà LA SOLUTION » dit le consultant en méthodes: les techniques de
résolution de problème, voyons. Soyons logiques et cohérents, à chaque problème
sa technique d’analyse, qui va converger vers une solution !
Euh, oui, certes, mais hélas, beaucoup des enjeux qui se présentent aux
dirigeants ressemblent plus à des dilemmes qu’à des problèmes.
Dilemme de devoir arbitrer entre investir des ressources dans des succès à
court terme ou bien dans des facteurs qui garantiront la compétitivité de
l’entreprise à long terme. Dilemme de devoir trancher entre deux bons candidats
pour un seul poste, au risque de perdre un précieux talent. Dilemme de devoir
sacrifier un projet auquel les personnes sont attachées pour faire plaisir au «
board » qui n’en veut pas… Autant de situations où les techniques de
résolution de problèmes n’apportent guère de soutien, car les éléments du
paysage sont déjà là et chaque solution a ses failles. En présence d’un
dilemme, il faut trancher et décider, avec les moyens du bord.
Ces moyens doivent-il se limiter à la
rationalité cartésienne du célèbre « je pense, donc je suis » ?
Ou bien faut-il se baser aussi sur ses
préférences, version «je like, donc j’achète » ou bien « j’aime, donc je
vis », bien en phase avec le monde 2.0?
Ou encore plutôt se référer à son
intuition, en mode « je sens, donc j’agis », en appelant aussi ses valeurs et
son courage en renfort ?
Appeler l’intelligence intuitive au secours de la pensée
rationnelle
L’être humain est essentiellement mû par l’irrationnel - son instinct,
son intuition, ses émotions et ses sentiments, ses envies et ses peurs. Et le
beau discours rationnel dont il se sert pour justifier ses choix et ses
comportements est généralement un habillage, une construction a posteriori.
Or, nous constatons pourtant que les dirigeants s’échinent à vouloir
utiliser des processus de même nature pour fabriquer des tubes en acier et pour
susciter au sein de leurs équipes la motivation, la confiance, l’envie
d’innover ou encore le plaisir au travail. Et de tenter de susciter la
confiance à grands renforts de plans d’actions, de livrables et de «KPI», dans
une belle logique tayloriste.
Pourquoi donc cela ?
Sortir du clonage dans la fabrique des élites
La formation de nos dirigeants est certes
la première responsable de cet état de fait. Qu’ils soient ingénieurs,
énarques, issus d’écoles de commerce ou de Sciences-Po, ils ont tous vécu les
mêmes modalités de formation par développement quasi exclusif de l’analyse et
de la pensée. On fait du « problem solving » au lycée, en école d’ingénieurs et
en Business Schools, d’où une tendance à requalifier des dilemmes en problèmes,
par le déni d’un des termes. « Celui qui n’a qu’un marteau voit des clous
partout. » Au prix de se couper d’autres ressources qu’ils ont mais n’utilisent
pas ou peu, atrophiées car ignorées.
Car donner confiance, susciter l’adhésion ou faciliter les approches
innovantes, cela relève-t-il du « problem solving » ? Notre expérience montre
plutôt que les processus efficaces sur ce type de terrains sont non pas
linéaires et centrés sur la tâche, mais itératifs, centrés sur la relation et
le partage…
Comme le rappelle Robert Branche (1), le management est l’art de la
confrontation et de la confiance. La philosophie et l’histoire, et non les
mathématiques, sont les disciplines majeures qui permettent d’apprendre l’art
de l’interprétation et celui de la confrontation, car mieux adaptées à
appréhender incertitude, ambigüités, contradictions, paradoxes.
Le monde en émergence demande de façon urgente un rééquilibrage des
profils des dirigeants et de leurs modes de représentations des situations. Les
leaders de demain devront s’ouvrir à ces autres ressources, sauf à vite
atteindre leur plafond de verre.
Et cet article est pourtant co-écrit par un
Polytechnicien et un Centralien !
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