Un séisme traverse depuis des décennies déjà
les mondes de l’éducation, du politique, du spirituel et accessoirement de l’entreprise,
comme nous l’avons vu ici
et là.
Il a pour nom « crise de l’autorité ». Formulé positivement, cela peut
donner : la conquête d’un nouveau stade de maturité.
Les 4 stades de l’autonomie
Un
petit modèle bien connu toujours bon à revisiter, en management comme dans
l’éducation, est celui des stades de l’autonomie (ou de la croissance, de la
maturité). Il peut s’appliquer aussi bien à une relation enfant-parent qu’à une
relation collaborateur-manager, élève-professeur, citoyen-représentant ou
patient – médecin.
L’idée
est que la croissance d’un individu, d’une relation, d’une équipe ou d’une
société humaine procède par étapes, chacune étant nécessaire pour accéder à la
suivante : elles ont pour noms dépendance, contre-dépendance, indépendance
et interdépendance.
Parcourons
d’abord ces stades de manière caricaturale pour mieux les comprendre. La
réalité est évidemment toujours plus complexe et nuancée, et la progression
d’un stade au suivant n’est jamais limpide et linéaire.
L’étape
initiale de la dépendance (ou de la soumission, de la fusion) est la plus
« verticale ». A ce stade, le bébé dépend entièrement de sa mère pour
subvenir à la totalité de ses besoins, l’élève n’a pas le droit à la parole
sauf si son professeur le lui donne, le citoyen en devenir est un serf ou un
sujet entièrement soumis à son seigneur qui a droit de vie ou de mort sur lui,
etc. Une organisation à ce stade est une caricature de pyramide dictatoriale « top-down ». Bien sûr, il n’en
existe plus chez nous…
L’étape
suivante de la contre-dépendance ou de la rébellion correspond à
l’adolescence. En entreprise, elle se manifeste le plus souvent par de la
résistance passive, parfois par des grèves. C’est la phase du
« non », de l’élaboration de sa propre parole face au détenteur de
l’autorité. Une phase ambivalente aussi, car l’adolescent a encore grand besoin
de ses parents… et le citoyen d’hommes providentiels face à un monde qui
l’angoisse, y compris (surtout) quand il fait la révolution : on n’échappe
au Roi que pour se soumettre à un Empereur quelques années plus tard.
Vient
ensuite le jeune adulte et l’étape de l’indépendance. Y correspondent des
sociétés et organisations plus horizontales mais fragmentées, individualistes, sans
lien. La liberté y est souvent confondue avec l’égoïsme.
Beaucoup
de grandes entreprises sont aujourd’hui à ce stade : chaque acteur au sein
de l’organisation cherche à maximiser son autonomie, à préserver son territoire et à fonctionner tranquillement en silos. Sur le papier, ces entreprises se présentent comme des structures
« matricielles » à deux ou trois dimensions : produits,
marchés, pays. En pratique, comme le décrit très bien François Dupuy (1),
c’est en fait le règne du chacun pour soi. Une telle entreprise est ainsi une
collection d’intérêts particuliers et le rôle du dirigeant consiste à les
réguler, faute d’un véritable intérêt général.
La
société française dans son ensemble aujourd’hui semble osciller entre
contre-dépendance et indépendance, entre rébellion contre le pouvoir et le
pseudo-homme providentiel qu’elle se choisit, et repli sur soi.
L'espoir? A l’horizon pointe l’étape de l’interdépendance et de la
coopération.
Conditions, promesses et affres de
l’interdépendance…
A ce
quatrième stade, une mission ou une
vision commune permet de recréer du lien entre les acteurs, salariés ou
citoyens, au service d’une cause plus grande que soi. Un lien qui n’est plus un
pouvoir « vertical », car pouvoir et responsabilités sont désormais décentralisés
et partagés. C’est le monde des entreprises libérées et des réseaux… et
aussi, je le crois, des véritables démocraties.
L’accès
à cette étape peut aujourd’hui dans différents domaines être facilité par les ruptures technologiques liées à
Internet:
Ainsi, dans
l’éducation, les MOOC redéfinissent le rôle du professeur : « on va vers un modèle où l’étudiant
découvre son cours chez lui et vient le valider à l’école » (2),
dans un échange interactif fort éloigné du cours magistral.
Dans
la finance, le crowdfunding via des plateformes Internet entraine là aussi
l’émergence d’un modèle peer-to-peer horizontal avec l’abolition du rôle central
et dominant des banques.
Les
moteurs de recherche vont quant à eux jusqu’à redéfinir la notion même de savoir : le
savoir le plus important sur un sujet donné, défini désormais comme le lien que Google affichera en premier en réponse à une requête, est celui qui sera le plus en
relation avec tous les autres (via le plus grand nombre de liens hypertextes).
Ce qui ne se fait pas sans heurts. Alessandro Baricco assimile à un changement de civilisation douloureux le passage d’un savoir défini par la profondeur (l’érudition, l’expertise) à un savoir horizontal défini par la connexion et le mouvement, du lien hypertexte ou des réseaux sociaux...
« L’idée que comprendre et savoir signifient pénétrer en profondeur ce que nous étudions, jusqu’à en atteindre l’essence, est une belle idée qui est en train de mourir» écrit-il(3).
« L’idée que comprendre et savoir signifient pénétrer en profondeur ce que nous étudions, jusqu’à en atteindre l’essence, est une belle idée qui est en train de mourir» écrit-il(3).
Dans
un prochain article, nous verrons quelles sont les caractéristiques des
entreprises libérées qui pratiquent l’interdépendance, ainsi que leurs
conditions d’émergence...
(à suivre…)
(1) « La faillite de la pensée managériale
(Lost in Management 2) », François Dupuy,
2015.
(2) « FabLabs, ces fabuleux
laboratoires pédagogiques », Le Point, 12 février 2015.
(3) « Les barbares », Alessandro
Baricco, 2006 (traduction française 2014).
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